L'histoire vivante
De Rouge et de Blanc :
La tenue des miliciens strasbourgeois au XVe siècle

« Vor’achts vor’an ! » à cet ordre sec, donné en alsacien, deux Rotten [1] de la milice de Strasbourg se mettent en branle vers l’ennemi en ce mois de juillet 2003 à Gavere (Belgique). Si en 1453 aucun strasbourgeois n’a participé à la bataille originale, les hasards de l’histoire vivante ont amené la section XVème siècle des guerriers d’Avalon à participer à sa reconstitution.

Frédéric, alias Friedrich, frappe sur son tambour tant qu’il peut. Arnaud place la seconde Rotte en échelon refusé à gauche par rapport à la première, prêt à un enveloppement pour une prise de flanc. En face les reconstitueurs bourguignons s’agitent, des renforts viennent se placer face aux vingt miliciens composés de membres du groupe et d’amis d’autres compagnies. Une reconstitution mémorable pour ceux qui y ont participé, mais aussi pour nos (faux) ennemis d’un jour qui parlent encore de ce groupe tout habillé quasi uniformément de rouge et de blanc qui leur a donné du fil à retordre !

Drôle de pratique en effet que de se vêtir ainsi de pourpoints et de chausses en mi-partie de rouge (sur la droite du corps) et de blanc (sur la gauche du corps). Elle en a fait sourire plus d’un et parfois quelques plaisanteries ont fusé. Elle a généré de nombreuses questions, tant en dehors de l’association qu’en son sein et certains l’ont même mis en doute… alors, pourquoi cet « uniforme » en plein milieu du XVème siècle ? Tout simplement car cela correspond à un port relativement commun de la livrée dans le Saint Empire Romain à cette époque.


Illustration 1. Les guerriers d’Avalon renforcés par quelques amis à Gavere en 2003 (Photo : les Guerriers d'Avalon).
La Livrée

Par ce terme on résumera ici la pratique médiévale très courante d’afficher d’une façon ou d’une autre son appartenance à une entité (un seigneur, une ville dans le cas de Strasbourg…), qu’elle soit militaire (armée d’un seigneur, compagnie d’ordonnance…) ou même politique [2]. Ces différents aspects se recoupaient d’ailleurs souvent les uns avec les autres

La forme la plus connue, car étudiée et réétudiée très couramment outre-Manche, est certainement la livrée anglaise, dont le port a été codifiée par le système d’emploi sous livery and maintenance[3]. Qu’il soit serviteur (valet) ou soldat, la personne embauchée sous ce contrat devait porter un vêtement aux couleurs de son employeur par-dessus ses vêtements de tous les jours ou sur ses protections de combat pour un soldat. L’une des obligations de l’employeur était de fournir, en règle général, deux fois par an cette tenue. En hiver une cotte, dite aussi jaquette, ou robe, ou gown en anglais et à la belle saison une sorte de simple gilet (un pourpoint sans manche mais qui n’est pas destiné à retenir les chausses par des aiguillettes) ou paletot. Ce vêtement reprend le ou les couleur(s) principales du blason du seigneur, ainsi que son badge [4], symbole souvent personnel ou familial. Il n’était donc pas rare que la livrée soit bicolore.

On est là très proche de la version française, puis bourguignonne de la livrée utilisée au combat par les troupes d’ordonnance par exemple. Le paletot des gardes écossais du roi de France est très connu, de même que celui mi-parti de bleu et de blanc à la croix rouge de St André des ordonnances de Charles le Téméraire.

D’un point de vue très pragmatique, ce type de livrée est très facile à reproduire en reconstitution historique. Selon le thème de telle ou telle manifestation, plusieurs peuvent être fabriquées à l’avance et il suffit de l’enfiler par-dessus ses vêtements du XVème siècle habituels. Les lecteurs les plus taquins diront sans doute que si son armée est défaite, il est alors facile au reconstitueur battu de se débarrasser de son paletot pour s’enfuir incognito…

Mais au sein du SERG la tradition du port de la livrée, si elle n’est pas aussi codifiée que chez les Anglais, est plus spécifique encore. En effet, il s’agit ni plus ni moins des vêtements de dessus habituels de l’époque (chausses et pourpoint, parfois aussi cotte de dessus) qui sont réalisées aux couleurs du seigneur ou de la ville ! Pour être plus précis, il conviendrait d’ailleurs plutôt de parler d’une tradition commune à l’espace culturel germanique du XVème siècle. En effet, la confédération helvétique a fait littéralement scission avec le SERG, mais le port de la livrée est la même chez les Suisses.

À noter que le port d’insignes de tissus reprenant l’héraldique d’une entité politique, simplement cousus sur les vêtements et aussi courant dans le SERG, mais n’entrant pas dans le champs de cet article, il est écarté volontairement [5].


Illustration 2. les troupes de Zürich et du canton d’Uri sont au contact, sous leur bannière respective, au 1er plan à gauche. On notera que les protections militaires laissent peu de place à la lisibilité de la livrée, d’où la systématisation de la croix blanche des confédérés comme signe de reconnaissance. Les personnages principaux sont les sonneurs de cor, en livrée jaune et noire pour Uri et bleue et blanche pour Zürich. Le cor d’Uri était surnommé « la vache » et le chaperon du sonneur, orné d’oreilles et de cornes renforce encore cette appellation. Les fantassins arrivant en renfort derrière pourraient bien être bernois vu la dominance de rouge dans leurs vêtements. (Lüzerner Chronik, Diebold Schilling le Jeune, 1513 : représentation de la bataille d’Arbedo en 1422).
La livrée dans l’espace germanique
Une approche iconographique

C’est le premier réflexe de tout reconstitueur qui se respecte, se tourner vers les illustrations d’époque, en y incluant la statuaire. L’aspect visuel est immédiat et permet de recouper des sources archéologiques assez facilement, si tant est qu’un musée possède un exemplaire du détail étudié ou qu’une typologie existe sur le sujet !

Dans le cas qui nous occupe, les illustrations type gravures et de façon générales en noir&blanc (ou plus souvent en technique de « grisaille » typique de la fin du XVème siècle) sont à écarter. Les illustrations en couleurs sont déjà moins nombreuses et bien souvent il convient d’être prudent avec. En effet, il ne faut pas prendre au pied de la lettre la colorisation d’époque, tributaire aussi bien de conventions de représentation (qui parfois nous échappent encore aujourd’hui, restons humble…) que de triviales contraintes techniques (disponibilité de tel ou tel pigment, budget alloué à la réalisation des illustrations parfois tout simplement).

L’idée n’est pas ici d’inonder le lecteur sous un monceau d’images, mais plutôt de rendre compte de la diversité des usages de la livrée dans l’iconographie de la fin du Moyen-âge. On comprendra ainsi aisément les limites de l’approche iconographique pour ce sujet. Les chroniques suisses de Diebold Schilling, aussi bien l’Ancien [6] que le Jeune [7], ont été sélectionnées ici car elles reprennent souvent des représentations de leurs alliés germaniques dans les guerres de Bourgogne, troupes strasbourgeoises y compris.


Illustration 3. (Lüzerner Chronik, Diebold Schilling le Jeune, 1513 : représentation de la bataille d’Arbedo en 1422).

Le contexte militaire est ici sans erreur possible celui de milices en armes portant la livrée de leur ville ou canton. Effectivement, à cette époque la notion d’armée permanente est inconnue dans la Confédération Helvétique. L’unité, avec ses arquebusiers en tête et à nouveau le sonneur de la vache d’Uri en dehors des rangs, est mixte. On y voit de gauche à droite les bannières de : Soleure ou Unterwald (rouge et blanche, identiques), Uri et Zurich. L’illustrateur a été tout à fait cohérent dans sa représentation des livrées. En observant les chausses des arquebusiers, on identifie de gauche à droite : noir/jaune d’Uri, rouge de Berne (livrée souvent panachée sur les illustrations entre du rouge et du rouge/noir), bleu/blanc de Zurich et blanc/rouge de Soleure ou Unterwald (couleurs inversées par rapport à la livrée strasbourgeoise).

Si l’image parle d’elle-même, cela n’empêche pas à des questions de se poser quant à son interprétation. Ainsi on peut légitimement s’interroger : la cohérence des couleurs des miliciens, identifiés par le rappel des bannières, reflète t’il scrupuleusement la réalité (de 1513, date du document bien entendu, pas celle de 1422) ? Ou bien est-ce une façon de permettre justement cette identification par le lecteur ?

On remarquera cependant que les Lüzerner Chronik ont été mises en couleur très précisément avec beaucoup de soin.


Illustration 4. (Berner Chronik, Diebold Schilling l’Ancien, 1483 : représentation d’un siège qui n’a pu être identifié avec certitude, peut-être Héricourt (1474) vu la colonne bourguignonne qui arrive en renfort sur la gauche de l’illustration).

On est ici à nouveau dans un contexte martial avec la représentation de milices urbaines et cantonales. L’unité de hallebardiers au premier plan est regroupée sous les bannières d’Uri et de Strasbourg. Mais contrairement à toute attente aucun milicien ne porte la livrée de son canton ou de sa ville. Seule la croix des confédérés est représentée. Il convient cependant de noter que les Berner Chronik n’ont pas été mises en couleur avec la même technique, ni le même soin que les Lüzerner. La plupart des détails sont à peine en couleur (comme les tenus des personnages justement) et encore, avec une sorte de lavis semi translucide. Seuls quelques détails, jugés importants, sont mis en couleur de façon à ressortir nettement (comme les bannières par exemple, éléments primordiaux d’indentification de protagonistes, plus que les livrées il faut croire).

Mais ce n’est pas parce qu’il est tentant d’écarter les Berner Chronik de notre champ d’étude que l’on peut pour autant en déduire à l’inverse que les Lüzerner sont fidèles, simplement à cause de leur riches couleurs…


Illustration 5. (Diebold Schilling le Jeune, 1513, représentation de la présentation d’un comploteur aux édiles de la ville de Zürich).

Il s’agit en fait de la seconde illustration représentant cet épisode de 1481 de l’histoire de Zürich. La première montre l’arrestation d’un comploteur par les trois Stadtknechten [8], comme ils sont appelé dans le texte, qui lui confisquent son épée ainsi qu’un trousseau de clefs.

Si le contexte n’est plus guerrier, on retrouve le port de la livrée d’une entité politique par ses employés. Ces fonctionnaires (dirait-on aujourd’hui) au service de la ville agissent manifestement sur ordre direct des dirigeants de Zürich à qui ils présentent leur prisonnier. On notera qu’ils sont tous armés de Messer [9] et qu’ils portent des verges/bâtons qui sont des insignes souvent rattachés à une fonction judiciaire au XVème siècle.

Nos trois Stadtknechten sont bien là dans l’exercice de leur fonction, ce que le port de la livrée vient souligner. On notera d’ailleurs le détail des deux couvre-chefs (chapeau ? Bonnet ?) bicolores eux aussi. Si cette illustration est très parlante, elle ne nous dit pas plus que la précédente si les « employés municipaux » de l’époque portaient toujours la livrée ou s’il ne s’agit que d’une convention de représentation ?


Illustration 6. (Lüzerner Chronik, Diebold Schilling le Jeune, 1513 : représentation d’un différent immobilier concernant l’abbaye de Kreuzlingen)

L’abbé de Kreuzlingen, sur la droite, désigne à un témoin les travaux qu’il conteste. Ils ont été entrepris par les voisins de Constance dont les deux charpentiers portent manifestement la livrée. Cette dernière est d’ailleurs identique à celle de la ville de Strasbourg. L’on imagine sans peine que des charpentiers en plein travail ne pouvaient guère rester habillé ainsi, avec leurs pourpoints (ou peut-être cotte) enfilés et fermés jusqu’au col. De nombreuses œuvres picturales du XVème siècle nous les montrent, souvent pour des crucifixions, en bras de chemise et les chausses portées seules ou à tout le moins délacées du pourpoint sur l’arrière [10]. En outre, rien n’indique non plus que les constructions contestées aient été réalisées par de agents de la ville de Constance et non par de simples citoyens, qui ne devraient dès lors pas porter de livrée. Il apparaît clairement ici que l’illustrateur a privilégié l’identification des protagonistes de l’affaire au strict réalisme des costumes des personnages dans leur contexte. Dès lors, on peut légitimement remettre aussi en cause les autres représentations de livrées, que ce soit celles d’employés d’une ville ou de miliciens au combat, vues auparavant.

Force est de constater que l’approche iconographique n’est pas suffisante dans l’étude qui nous occupe. En fait, quelles que soient les qualités intrinsèques des illustrations étudiées, elles posent souvent plus de questions qu’elles n’en résolvent. Dès lors il faut alors aussi se tourner vers les textes contemporains.

Une approche littéraire

En préambule il convient de préciser que dans le cadre de cette étude il n’a pas été possible de consulter des archives (sources primaires) d’époque relatives au sujet. Seul des ouvrages d’histoire locale ont pu être compulsés, ainsi qu’un album consacré à la reconstitution, et c’est donc à travers eux qu’il faut en extraire les sources originelles qui les ont inspirés.

Les références doivent être épluchées et recoupées car parfois il ne s’agit que de formules de rhétoriques. Francis Rapp cite ainsi plusieurs fois les « hommes en livrée mi-partie rouge et blanche » [11] pour désigner les miliciens strasbourgeois mais sans jamais citer d’où provient cette information [12].

D’autres auteurs sont très explicites quant aux livrées dans le SERG. Ainsi, en 1474, pour relever le siège de Neuss, les troupes de l’évêque de Munster sont toutes habillées de vert. Celles de Lubeck sont en rouge et blanc (sans précision sur la façon dont les couleurs sont réparties). Un détail intéressant quant à comment sont fournis ces livrées est cité pour les troupes de Francfort. Chaque homme perçoit deux Ellen [13] de tissus brun et rouge plus une Gulden [14] pour s’acheter une « veste » [15].

La fourniture de tissus, laissant aux hommes la discrétion de la façon, par du travail domestique ou d’un tailleur, n’est pas étonnante vu l’époque. Mais ces exemples montrent surtout qu’il faut approfondir les textes. Le fait de transformer tous les vêtements de dessus en livrée peut s’expliquer en partie par le fait qu’en service officiel auprès de leur ville (ou canton, ou seigneur) les vêtements étaient soumis à usure. Celle-ci survenait encore plus vite dans le cas d’une expédition de guerre entre le voyage et les combats en eux-mêmes. Or cela aurait représenté une dépense non négligeable pour des miliciens dans l’exercice de ce qui est une obligation de servir pour eux. On est donc là dans ce qui pourrait s’apparenter à la fourniture de vêtements de travail, de service, voir d’uniformes militaires consommables.

Du point de vue de la reconstitution historique uniquement, la livrée qu’on pourrait qualifier de « à la germanique » est particulièrement impressionnante car elle introduit une notion « d’uniforme » aux yeux des contemporains qui n’associent majoritairement pas le Moyen-Âge à cela. Mais elle pose d’importantes contraintes du fait même qu’il s’agisse des vêtements qui portent les couleurs. La livrée se justifie sur une manifestation sur laquelle les protagonistes reconstituent des soldats/miliciens, des « employés » d’une façon générale d’un seigneur ou d’une ville (messagers par exemple). Mais hors de ce contexte, chacun retourne à ses vêtements de tous les jours. Difficile donc de s’adapter pour le reconstitueur car il doit se faire un nouveau costume XVème siècle presque de A à Z. Dans le cas d’une association telle que le guerriers d’Avalon qui ont pris le parti de reconstituer des miliciens strasbourgeois en campagne, le travail est le même mais à l’inverse ; car il faut alors se refaire une tenue civile de tous les jours pour des manifestations hors contexte guerrier ou n’impliquant pas le service de la République de la Freie Reichstadt.

La livrée de Strasbourg
Une approche iconographique

Nous avons déjà abordé spécifiquement le cas strasbourgeois avec l’illustration 4, mais il s’agit à présent de se concentrer encore plus sur les miliciens de la ville.


Illustration 7. (Berner Chronik, tome III, Diebold Schilling l’Ancien, 1483 : représentation de l’armée strasbourgeoise partant assiéger Schuttern en 1473).

Cette illustration est représentée telle qu’elle a été adressée à l’auteur en 1995 par Monsieur Jean-Pierre Klein. Etant une photocopie en noir et blanc, c’est ce dernier qui l’a remise en couleur pour faire ressortir les livrées. Elle n’est autre que le point de départ de la section XVème siècle des guerriers d’Avalon quelques années plus tard.

On constate que le port de la livrée y est systématisé pour tout type de troupe, même les hallebardiers portant une cuirasse ont les chausses biparties. Mais il ne faut à nouveau pas prendre l’illustration au pied de la lettre. Les cavaliers par exemple sont ici porteurs de la livrée complète (pourpoint + chausses). Or même s’il ne s’agit pas de chevaliers au service de la ville [16] mais simplement ce qu’on peut appeler, par simplicité, des « chevaux légers », ils porteraient obligatoirement des protections par-dessus leurs vêtements.

En outre, le contexte du siège de Schuttern est peu propice au port systématique de la livrée. Rappelons qu’il s’agissait d’un conflit mineur et privé (Fehde) entre Zürich, Strasbourg et la famille des Geroldseck. Ces derniers avaient capturé des marchands zurichois et les maintenaient captifs à Schuttern, rive droite du Rhin. Strasbourg leva sa milice très rapidement pour cette expédition proche de la cité. Il n’est pas certain que cela ait laissé le temps de fournir du tissu des deux couleurs en masse aux hommes mobilisés à cette occasion. Mais il n s’agit que d’une supposition.


Illustration 8. (Berner Chronik, tome III, Diebold Schilling l’Ancien, 1483 : représentation des armées confédérées dont les troupes de Strasbourg entrant dans le camp bourguignon à l’issue de la bataille de Morat en 1476).

Cette illustration est aussi l’une de celles fournies par Monsieur Klein. Par contre, aucune forme de livrée n’y est identifiée. Pourtant il s’agit là d’une expédition lointaine pour les miliciens de Strasbourg, soumettant les tenues à forte usure, ne serait-ce que du voyage. C’est d’autant plus étonnant que, sans trop déflorer le sujet, les textes d’époque sont plus explicites. L’illustrateur, représentant des soldats de plusieurs origines, a voulut peut-être donner une impression d’unicité en ne représentant aucune livrée. En tout état de cause, c’est plutôt vers ces questions de conventions de représentation qu’il faut s’orienter pour ces détails des personnages.


Illustration 9. (Berner Chronik, tome III, Spiezer Chronik, Diebold Schilling l’Ancien, 1484/85 : représentation du siège de château de Schwanau en 1333).

Cette illustration est très connue, ne serait-ce que pour son aspect humoristique. Il faut dire que le capitaine strasbourgeois dans sa tente a visiblement d’autres préoccupations immédiates que de prendre d’assaut la forteresse de la Schwanau !

Massés sous les bannières, seuls les hommes au premier plan sont représentés de pied en cap. On retrouve à nouveau (en observant l’illustration originale qui est colorisée) l’absence de toute forme de livrée dans ce groupe compact. Tout au plus peut-on observer une croix confédérée sur la poitrine de l’homme portant un turban avec des plumes.


Illustration 10. (Chroniques de Staedel, Jean Staedel, 1612-14 : représentation du dépôt hebdomadaire de l’Ungeld (impôt sur les vins et céréales) au trésor de la ville de Strasbourg).

Nous sommes là près de 150 ans après la période qui nous intéresse. Mais sur cette illustration qui représente fidèlement la réalité quant aux costumes portés, on observe encore deux livrées bicolores. Cependant, des couleurs portées sur tous les vêtements, il ne reste que des sortes de manteaux (presque des cottes, robes de dessus du XVème siècle d’ailleurs…). Au XVIIème siècle la livrée strasbourgeoise a alors la même forme que celle des employés anglais sous livery & maintenance du XVème, une sorte de surveste. Elle est portée par deux employés municipaux dont l’un porte sur son dos la caisse remplie de la recette de l’Ungeld.

Comme précédemment il faut recouper les indications picturales avec des textes.

Une approche littéraire

La 1ère mention du port de la livrée rouge et blanche à Strasbourg, nous provient des archives de la ville décrivant une visite quasi impériale en 1400. À cette époque, l’empereur Wenceslas est révoqué par les électeurs de l’Empire et remplacé par Robert-le-Palatin [17]. Il fut reçu en grande pompe sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame par l’Ammeister [18] Metzger. La ville le couvrit de cadeaux extrêmement coûteux portés entre autre par des « employés subalternes » (sic) de la ville portant la tenue rouge et blanche [19]. Le futur empereur s’avance entre une haie d’honneur faite par tous les moines de la ville et des hommes d’armes. Rien n’est précisé pour ces derniers quant au port ou non de la livrée. Cette précision est très importante car elle laisse à penser que nos trois Stadtknechten de Zürich de l’illustration 5 sont donc représenté fidèlement, portant bel et bien livrée dans l’exercice de leurs fonctions.

En 1474, ce sont les alliés Suisses qui battent le rappel pour le siège et la bataille de Héricourt. Les troupes strasbourgeoises, sous les ordres de Friedrich Bock et Peter Schott, se regroupent au Marais-Vert et sont toutes habillée de vêtements mi-partis de rouge et de blanc [21]. Les archives de Strasbourg sont très précises selon Paul Martin et détaillent précisément les préparatifs de l’expédition, allant jusqu’à évoquer le nombre de tentes emportées ainsi que les longueurs de cordages.

C’est là qu’intervient aussi un poête-soldat bien connu de la littérature germanique médiévale populaire : Veit Weber (? - 1483). Contemporain des guerres de Bourgogne, il n’en n’a pas été simplement le témoin, mais bel et bien un acteur. On ne sait guère de choses sur lui en définitive. Comme il était de coutume de présenter l’auteur en préambule d’un chant à l’époque, il se présente lui-même comme natif de Fribourg-en-Brisgau [22]. Pourtant il combattit avec les Suisses, mais on ne sait pourquoi. Il aurait logiquement dû participer en tant que milicien de sa ville, mais ce contingent n’est pas systématiquement cité partout. Un mercenaire peut-être ? Les fribourgeois étaient-ils présents partout quand même? En tout cas c’était un soldat dont le talent pour les chants de guerre lui valut d’être publié, au début des années 1480 très certainement, par Diebold Schilling l’Ancien. L’expression suisse, quelque peu désuète aujourd’hui, mais bien connue : « Cruel comme à Morat » vient de lui par exemple. Veit Weber composa cinq chants de guerre couvrant la période de 1474 à 1476, de la mort de Pierre de Hagenbach à la bataille de Morat. Ce sont certainement tous les évènements auxquels il a participé lui-même. Dans son « chant de la bataille de Héricourt » (29 strophes de 6 vers chacune), il cite les livrées de plusieurs protagonistes de cet épisode des guerres de Bourgogne [23].

S’agissant des contingents alsaciens, Veit Weber précise que les strasbourgeois sont vêtus de rouge et de blanc. Les illustrations et références étudiées précédemment nous renseignent mieux sur le fait qu’il s’agissait en fait de porter le rouge sur la droite du corps et le blanc sur la gauche. Mais il évoque aussi les colmariens portant le rouge et le bleu [24] et les hommes d’Obernai en rouge et noir [25], comme les bernois d’ailleurs. Concernant ces deux villes alsaciennes, on n’a aucune indication quant au port des couleurs sur la livrée, tenue mi-partie aussi ? Couleur différente pour le pourpoint et les chausses ? Il cite aussi les troupes de Sélestat, toutes vêtues entièrement de rouge.

Lorsque l’Empereur Frédéric III lève l’armée impériale en mars 1475 pour relever le siège de Neuss mené par Charles le Téméraire. Les grandes villes dépêchent des éléments de leur milice respective. L’une des difficultés est justement d’habiller toutes ces troupes. On a vu précédemment comment étaient vêtues celles de Francfort. Strasbourg n’est pas une grande cité drapière à l’époque, sa production est modeste et ses étoffes, de piètre qualité, servent pour des emballages ou des doublures de vêtements pour les draps de laine (écrus, gris, parfois teintés en blanc ou en noir). Pourtant, la ville de Bâle va donner du drap strasbourgeois, on en ignore la couleur, à ses hommes qui répondent à l’appel impérial. La ville a certainement fourni à ses troupes du drap blanc et du rouge pour équiper les 600 miliciens mobilisés pour cette opération [20]. Il eut été quelque peu cavalier de ne pas équiper ses hommes de livrées devant l’Empereur, sans compter que cela aurait ternis l’image de la ville.

En 1476 Strasbourg dépêche à deux reprise un contingent pour se battre à nouveau aux côtés des Confédérés. Tout d’abord pour la bataille de Grandson où 500 cavaliers, 300 arquebusiers et 12 couleuvrines représentent l’effort de guerre strasbourgeois. Mais partis à peine une semaine avant la bataille, il n’y a guère que la cavalerie qui a dû participer. Il est douteux que les piétons soient arrivés à temps. Aucune précision n’est donnée sur le port de la livrée.

Il en va de même pour la bataille de Morat au mois d’avril, mais cette fois-ci les Strasbourgeois sont au rendez-vous et participent tous activement, cavalerie comme infanterie. Si on considère que pour ces campagnes éloignées, les tenues devaient être soumises à rude épreuve, on peut supposer que du tissu pour des livrées a dû être distribuées comme pour Héricourt.

L’année d’après c’est le chant du cygne du Téméraire qui est tué et son armée défaite devant Nancy. Fortement menacée par la pression bourguignonne dans les Vosges dans la seconde moitié de l’année 1476, Strasbourg ne peut que mobiliser à nouveau ses troupes : 500 cavaliers et 300 fantassins, 300 arquebusiers disent certaines sources. Des troupes de l’évêque de Strasbourg se joignent au contingent municipal et tous les hommes portent les couleurs rouges et blanches de la ville sur leurs vêtements [26], choses étrange pour les hommes de l’évêque d’ailleurs… L’affaire est si importante [27] que le contingent se voit remettre la grande bannière de la ville. Celle-là même qui représente la vierge en splendeur, que l’on retrouve sur le sceau de Strasbourg [28]. Par privilège impérial elle a primauté sur toutes les autres bannières germaniques et pour la bataille de Nancy est à l’égale de celle de René II lui-même.

Conclusion

Le recoupement systématique de sources diverses, aussi bien iconographiques que littéraires nous a permis de mieux comprendre le port de la livrée « à la germanique » dans le cas précis de la ville de Strasbourg au courant du XVème siècle. On peut en conclure peu ou prou, tout en se gardant d’être définitif sur le sujet, que le port de la livrée devait être courante pour quelques officiers de la ville (on dirait aujourd’hui : employés municipaux) dans l’exercice de leurs fonctions. Dans le cadre militaire, les miliciens se voyaient plutôt doté de tissu, à charge pour eux d’assurer la façon d’une tenue idoine [29]. Cette livrée est surtout mentionnée lors d’expéditions militaires relativement lointaine et/ou revêtant un caractère formel important (l’appel impérial pour Neuss), voir un fort enjeu politique (la survie de la citée pour Nancy). À ce stade, aucun élément ne permet de penser que cette coutume ait été systématisée pour des conflits locaux mineurs. Tout au plus peut-on supposer que les miliciens ayant déjà une livrée la revêtaient pour ce genre d’occasions. Dans le cadre de la reconstitution de miliciens strasbourgeois dans les guerres de Bourgogne, cette livrée est cependant incontournable. Tant par le fait qu’elle est typique des grandes expéditions militaires de l’époque que par son côté très marquant lors de reconstitutions historiques actuelles. Par son particularisme germanique, cette pratique est néanmoins très limitée pour des reconstitueurs français en dehors de l’Alsace.

Depuis l’an 2000 ce sont quelques passionnés d’histoire vivante qui font revivre cette tradition germanique. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore les « ennemis » de la République de Strasbourg tremblent face à un tourbillon fait de rouge et de blanc ! Ô vierge, protège ton peuple et ta ville [30].

Texte de Lionel Charluteau, mis à jour le 10/01/2013
Notes

[1] Pluriel de Rotte, nom d’une subdivision tactique au format variable en vigueur dans les armées du Saint Empire Romain. À Franckfort en 1477 une Rotte comporte 24 hommes, F. Piton dans son « Strasbourg illustré » cite pour la ville 9 ou 10 hommes selon l’interprétation. Aujourd’hui c’est peu ou prou l’équivalent d’un groupe de combat d’infanterie.

[2] On peut citer pour mémoire les chaperons et écharpes, voir brassards de différentes couleurs arborées par les Parisiens au début du XVème siècle pour marquer leur préférence au parti Armagnac ou Bourguignon.

[3] Littéralement, livrée et entretien. Ce véritable contrat de travail stipulait les conditions de rémunération de l’employé d’un seigneur, son hébergement et sa nourriture (d’où le terme « maintenance ») avec port obligatoire de la livrée aux couleurs de l’employeur.

[4] Le chien de Talbot, comte de Shrewsbury par exemple. Le badge était soit brodé sur la livrée, soit un simple insigne de plomb/étain épinglé dessus, selon le rang de la personne. La qualité du vêtement devait sans doute aussi varier en fonction des moyens de l’employeur et du rang de l’employé.

[5] Les amis d’autres groupes qui se sont joint à nous à la reconstitution de la bataille de Gavere, citée dans l’introduction, se sont ainsi vu remettre chacun un tel insigne en forme d’écu car certains n’avaient, bien entendu, pas de vêtements rouges et blancs. Ces insignes de petites tailles se cousaient souvent sur le chaperon, même si ce n’était pas systématique.

[6] Oncle de l’autre…

[7] Neveu du premier, on l’aura compris…

[8] Littéralement « les valets de la ville ». Visiblement il s’agit d’employés de la cité dont le rôle n’est guère explicite dans le texte accompagnant les deux illustrations. En tout état de cause, ils agissent dans cet épisode en tant que force de police.

[9] Voir l’article concernant cette arme germanique sur ce même site web.

[10] Le pourpoint faisait aussi office de bretelles pour retenir les chausses qui y étaient lacées. Le fait de se pencher, pour des travaux manuels par exemple, créé une tension sur les lacets arrière au niveau des reins. Pour éviter de les casser, il était donc d’usage de les nouer lâches ou de les dénouer complètement temporairement.

[11] Dans son article « Les villes du saint Empire et le problème militaire : l’exemple de Strasbourg » in : Journal des savants, 1996, N°2. pp. 377-417.

[12] Cette remarque ne doit pas occulter pour autant la richesse des travaux de Monsieur Francis Rapp, dont l’auteur est très respectueux et admiratif.

[13] C'est-à-dire 2 aunes de Franckfort qui est la même que celle de Hambourg qui est documentée. Si l’on transforme sont équivalent en pieds de roy français, qui est aussi connu, en centimètres on obtient environ 113,67 cm. Considérant l’étroitesse des lés de tissus par rapport à de nos jours (entre 60 et 80 cm contre 140 à 150 cm) cette longueur était tout juste suffisante pour réaliser des chausses bicolores.

[14] Il s’agit bien de Gulden de Franckfort et non de Gulden au sens de Florins, monnaie d’or avec laquelle on aurait pu s’acheter des centaines et des centaines de vestes ! Si on ramène la Gulden de Franckfort à un denier - Pfennig- « standard », à 240 deniers la livre, on peut l’estimer à 5 deniers. Une somme déjà plus raisonnable, permettant de s’acheter un vêtement de dessus.

[15] in « The medieval soldier », Gerry Embleton et John Howe, Windrow&Green publishing, 1994. Aucune source n’est citée malheureusement pour aucune des informations données dans cet ouvrage.

[16] Qu’ils soient nobles, ces derniers devaient aussi s’acquitter en sus du droit de bourgeoisie s’ils souhaitaient résider en ville, ou roturiers ayant les moyens financiers suffisant d’entretenir un cheval et son équipement militaire idoine.

[17] Dit aussi Robert 1er de Bavière ou encore Ruprecht de Palatinat. Grand électeur, puisque comte palatin du Rhin, il est élu roi des Romains en 1401. Sa visite strasbourgeoise a eu lieu à la fin de l’année 1400, juste avant son élection. Rappel d’un principe fondamental du SERG : les princes-électeurs font le roi, le pape fait l’empereur !

[18] Le plus haut magistrat de la ville. Voir à ce sujet l’article « Les institutions de la ville libre de Strasbourg au XVème siècle » sur ce même site web.

[19] in « Strasbourg illustré » Tome 1, Frédéric Piton, 1855 Paris, page 56. Fidèle aux habitudes de la moitié du XIXème siècle, F. Piton ne cite pas ses sources. Néanmoins la précision de certains détails, lorsque l’on compare à « Une ville du XVème siècle, Strasbourg » de Jacques Hatt, 1929, qui lui cite précisément ses sources, démontre un travail sur les archives municipales.

[20] in « Histoire de Strasbourg des origines à nos jours », tome 2, collectif (Philippe Dollinger pour la partie citée), DNA éditions, 1981, p. 156 et « Strasbourg, ville libre sur le Rhin 13e-16e siècle », collectif (Roland Oberlé pour la partie citée), Crédit Industriel d’Alsace et de Lorraine, 1981, p.&nbps;85.

[21] in « Annuaire de la société des amis du vieux Strasbourg », article « Les strasbourgeois et les guerres de Bourgogne 1473-1477 », collectif (Paul martin pour l’article cité), Strasbourg, 1976, p. 13-15.

[22] Ville allemande face à Sélestat (centre-Alsace) à peu près. Freiburg-im-Breisgau est entre Forêt Noire et Rhin, à quelques kilomètres de Breisach où Pierre de Hagenbach, bailli bourguignon pour la Haute-Alsace, est exécuté en mai 1474.

[23] Traduction française :
« Alors on vit venir les hommes pleins de force de Fribourg ; chacun se plaisait à les voir si bien armés ; car c’était une troupe brillante, et partout où ils passaient, le peuple voulait les observer.
« Alors Willingue la vieille, portant ses couleurs bleue et blanche, et Waldshut avec ses hommes noirs. Puis vint aussi Lindau avec ses couleurs verte et grise ; et Bâle avec maint guerrier intrépide.
« Là, se trouvaient aussi les Souabes et beaucoup d’autres villes, telles que Meinssett et Rotwill qui s’étaient parées. Quand on jetait les yeux vers Schaffouse, on apercevait aussitôt Constance et Ravensburg.
« Puis Zurich apparaît, et Schwytz, Berne, Soleure, Francsfeld, et tous ceux de Glaris, de Lucerne. Maint village, mainte ville voit passer les confédérés et ne se lasse pas de les voir. »
Malheureusement, aucune traduction française n’a été trouvée pour le passage citant les contingents alsaciens dont Strasbourg.

[24] Les couleurs verte et rouge du blason actuel de Colmar ne remontent qu’au XVIIème siècle sous Louis XIV, période française donc.

[25] Déjà les couleurs de la ville au XVème siècle quant à elles.

[26] in « Revue de l’association des recherches médiévales », N°44/45, article « Pierre de Hagenbach. La Bourgogne prend pied en Alsace (1469-1474) » collectif (Guy Trendel pour l’article cité), juin 1994, p. 39.

[27] La ville est directement menacée depuis l’offensive concentrée sur St-Dié-des-Vosges et environ dans la seconde moitié de l’année 1476. Une ville de Nancy bourguignonne eût été le début de la fin pour Strasbourg.

[28] Rappelons que Strasbourg est sous la protection de la vierge Marie, d’où le nom de la cathédrale entre autre.

[29] On peut raisonnablement se douter que le contingent partant en décembre 1476 et devant affronter un rude hiver a reçu plus de tissu que simplement pour un pourpoint et des chausses. Une bonne cotte de dessus fourrée était nécessaire.

[30] Légende du sceau de la ville.