Les Guerriers à table
Chinon 2005
Lorsque l'on parle de cuisine médiévale, la plupart des gens vous regardent écoeurés, en pensant à une cuisine infâme ultra épicée et composée d'ingrédients douteux. Et pourtant il n'en est rien ! La cuisine médiévale a fait preuve d'une vivacité et d'une créativité qui n'a rien à envier aux meilleurs chef-cuisiniers actuels, certains maîtres queux ont même rédigé des ouvrages qui sont parvenus jusqu'à nous. Mais il serait stupide de vouloir résumer l'art de la table en France sur la base de ces quelques ouvrages : en effet, en fonction du milieu social et de la région d'origine, les différences peuvent être significatives.
Il faudra attendre la fin du XIIIe voir le début du XIVe pour trouver des ouvrages culinaires équivalents aux traités romains comme celui du célèbre Apicius. L'ouvrage français le plus ancien est le fameux Viandier (fin XIIIe) attribué à tort au maître queux de Charles V et VI : le fameux Taillevent (Guillaume Tirel de son vrai nom). Cette erreur a été commise dans un codex du XIVe qui lui attribuait cet ouvrage alors qu'il n'était peut-être même pas né ! En vieux français le terme viande est un terme générique pour désigner toute forme de nourriture, alors que l'on parle de chaire pour désigner la viande. Même si dans les ouvrages les plus anciens on trouve des recettes fort simples qui côtoient les plus complexes destinées aux banquets, il faut bien avouer que ce type d'ouvrage était réservé à une population urbaine aisée ! Or 90 % de la population est rurale au XIIIe siècle !
Au XIIIe siècle, il n'y a pas de grandes famines : l'image d'Épinal du paysan en guenille errant affamée à la recherche de sa pitance est hors de propos pour cette
période ! L'absence d'ouvrages sur l'art culinaire des classes modestes est aujourd'hui pallié par l'étude des actes notariés, des livres de comptes, des analyses des
résidus de fosses d'aisances, et de fosses à déchets. Ces sources sont beaucoup plus précises que les commentaires des citadins souvent très péjoratifs qui nous sont
parvenus entre autre par le biais des fabliaux. Dans les campagnes, on consomme principalement le fruit de la production locale, autant dire que dans les régions au
climat rigoureux il faut souvent se contenter de châtaignes et de pain de seigle agrémenté au mieux avec ce que la terre a voulu donner. La base de l'alimentation est
composée de bouillie de céréales, de soupe, de pain, et de légumineuse à base de légumes verts et de racines (le radis est considéré comme une racine). Le seigle,
le froment, les poids et les fèves sont les grains de bases de l'alimentation. Poids et fèveroles sont consommés secs, en purée ou en soupe durant l'hiver. À la belle saison, les plus aisés les consomment en légumes nouveaux. Les glucides représentent 80 % de l'alimentation, cependant on mange aussi de la viande contrairement à une idée fort répandue. Le gibier représente 2 à 3 % des os livrés par les fouilles (50 % de cerf, 20 % de lièvre, 10 % de sanglier, 10 % de chevreuil). Les oiseaux sauvages sont souvent consommés forts jeunes, après avoir été dénichés. On consomme ainsi des cigognes ou des grues ! Le porc, le bœuf et les caprinés représentent 90 % de l'alimentation carnée et 50 % des viandes sont consommées jeunes, avant d'avoir pu produire un quelconque travail. Le porc représente 30 % de ces trois espèces. Ce dernier est tué en novembre et décembre afin d'être salé et consommé durant toute l'année. La graisse utilisée au Moyen Âge est la graisse de porc. On l'utilise pour faire cuire, frire ou enrichir les viandes que l'on pique de lardons. On utilise aussi sous toute ses formes le lard, lard salé, lard gras, saindoux ; l'huile est réservée à l'assaisonnement des herbes
(le persil est considéré comme une herbe) et pour remplacer le lard gras durant les jours maigres et le carême. L'huile la plus courante est l'huile de noix, l'huile
de chènevis (grains de chanvre) et pour Strasbourg en particulier l'huile de pavot ; l'huile d'olive est réservée aux élites de par son prix. Comme condiment on utilise les plantes locales, oignons, herbes aromatiques
et surtout l'ail : d'où de nombreuses satires urbaines sur l'haleine des paysans.
Dans toutes les couches de la société médiévale on boit du vin, de 1 à 2 litres par personne et par jour, malgré les réquisitoires des médecins péchant la modération.
Comme de nos jours on trouve de grands crus (certains toujours connu de nos jours), et de la piquette. « La piquette haut de gamme » est réalisée en pressurant des restes
de la vendange déjà foulée une première fois pour obtenir du vin de haute qualité. Le plus bas niveau est fait avec du vinaigre que l'on coupe avec de l'eau. On apprécie
les vins jeunes, ce qui est pratique dans la mesure ou on ne maîtrise pas leurs conservations. Les vins liquoreux sont forts appréciés. On ne choisit pas un vin en fonction
des mets qui l'accompagnent mais en fonction de sa classe sociale et de son âge ! Le vin blanc ou clairet est fort apprécié des tables les plus riches.
On consomme aussi de la bière d'orge que l'on conserve et aromatise avec du houblon.
Mais nous ne le dirons jamais assez ces généralités recouvrent des situations fort disparates, en fonction de la situation sociale du paysan
(propriétaire de sa terre, laboureur, simple ouvrier...), du climat de sa région et de la qualité des sols. Même si nous sortons du sujet je ne résiste
pas au fait de préciser que le servage est largement minoritaire dans la France du XIIIe siècle.
À la campagne on casse le jeûne au réveil, puis on déjeune en fin de matinée avant de finir par le dîner le soir.
Le petit noble rural se nourrit presque comme le paysan, la chasse lui apporte un surplus de calories probablement plus fréquent que le paysan qui n'a pas autant de temps à y consacrer. Contrairement à une idée répandue les paysans ont le droit de chasser dès lors qu'ils s'acquittent des droits appropriés, que se soit sous forme de taxes ou de partage des prises avec l'autorité locale. Le petit noble a un régime proche de celui du paysan avec dans les meilleurs cas 10 à 20 % de moins de glucides. Il est déjà fort satisfait lorsqu'il dispose de poivre sur sa table ! S'il veut disposer de mets exotiques (fruits ou épices) il lui faut se rendre en ville ou attendre l'hypothétique passage d'un marchand en route pour la ville. Comme le paysan, il vit de sa terre, mais par personne interposée. Il dispose de plus de nourriture mais ce sont les mêmes produits. Le paysan attendra les grandes occasions pour préparer un repas de fête, alors que pour le seigneur tous les prétextes sont bons, occasions dont le nombre est relatif à sa richesse ! Le prix et la diversité des mets offerts à ses convives est aussi une manière d'afficher sa puissance et son goût pour l'ostentation. Dans les cours princières il n'est pas rare de compter au moins un banquet par mois !
Dans les villes l'abondance des marchés urbains permet une alimentation variée. On peut trouver des produits de saison ou non et parfois venus de fort loin comme les épices les plus rares que l'on se procure chez l'épicier, confits ou déjà broyées. Chez le saucier on peut acheter des pots de sauces préparées ! Chez le fournier (il cuit aussi le pain) on peut faire cuire sa volaille que l'on fera découper aux oyers… Les métiers de bouche sont nombreux et offrent un raffinement important à qui peut se les payer. La viande du peuple c'est le bœuf, mais on consomme aussi des caprinés (40 % des vestiges osseux). Les bourgeois, en plus du bœuf bouilli, consomment du mouton rôti et tout particulièrement du gigot. L'épaule demeurant plus aristocratique ainsi que le veau, le chevreau, les volailles et gibiers de toutes sortes. Les poissons frais de mer et de rivière sont fort chers et réservés aux nobles voir aux bourgeois. En règle générale ils sont plus cher que la viande. Dans les autres couches de la société on consomme le hareng et autres poissons fumés ou salés. Les plus modestes se nourrissent comme à la campagne de pain noir, boivent du vin sombre et mangent lorsqu'ils le peuvent de grosses viandes : bœuf, porc, cheval. Dans les villes ou à leur périphéries on trouve de nombreux jardins ou les citadins cultivent leurs propres légumes et herbes aromatiques. En ville on prend entre deux et trois repas par jour. Dans le cas de deux repas, le premier se déroule en milieu de matinée et le second vers la fin d'après-midi, dans le cas de trois repas un déjeuner (type breakfast amélioré), un dîner entre 11h30 et 12h00, et un souper le soir venu.
Le potage est par définition un met cuit en pot. On en consomme dans toute les couches de la société, mais ils ne ressemblent absolument pas à nos préparations actuelles ! Il s'agit de viande et de légumes cuit ensemble et cela se rapproche plus de nos potées actuelles. Il en va de même pour la soupe : c'est ainsi que l'on appelle une tranche de pain trempée dans du bouillon ou dans du vin. Le bouillon peut être parfumé d'oignon, de moutarde, de safran ou de lait d'amande.
Les rôtis, ou rôts désignent les mets cuits au rotissoire. Ils se démocratisent à partir du XIVe avec la multiplication des âtres muraux et autres cheminées, ce qui se traduit aussi par l'usage de plus en plus répandu de récipients pour recueillir le jus de cuisson qui sert à la préparation de sauces succulentes.
Les pâtés sont forts répandus à l'époque, tant de volailles que de poissons, d'abats ou de légumes, car ils présentent l'avantage de mieux se conserver. Leur fabrication nécessite d'avoir recours au four banal ou aux services d'un fournier. La simple lecture des recettes tend à démontrer qu'ils n'ont rien à envier à nos meilleurs terrines campagnardes ou à nos pâtés les plus fins selon les cas : ce sont tout juste leurs dignes ancêtres !
Le lait de brebis, de vache ou de chèvre est déjà utilisé pour faire du fromage. Les fromages à pâte dure sont les plus chers à l'inverse des fromages à pâte tendre. Les fromages comme le maroilles ou le reblochon sont déjà connus à l'époque.
Manger de la viande est un tel plaisir que c'est la première chose qui est interdite en temps de pénitence et de jeûne ! Ainsi tous les mercredi et vendredi de l'année, toutes les veilles de fêtes religieuses, durant les 40 jours de Carême, etc. Soit pas moins de 150 jours par an ! Dans ces périodes on consomme de grosses quantités de poissons et de crustacés. Les maître queux les plus riches démontrent leur habilité en préparant des mets « contrefaits », imitant avec les ingrédients autorisés les plats carnés ; l'art de la cuisine maigre se perpétura jusqu'au début du XXe siècle.
BLETTE - LAITUE - ROQUETTE - CRESSON DE TERRE - GUIMAUVE - CHOU - POIS CHICHE - SOUCI - FEVE - POIS - ESTRAGON - MACERON - CAROTTE BLANCHE (La rouge apparaît au XIVe) - PANAIS - CHOU RAVE - OIGNON - POIREAU - RADIS-RAIFORT - ECHALOTTE - AIL - CONCOMBRE - CHARDONS COMESTIBLES - MENTHE-COQ - SAUGE - RUE - CUMIN - ROMARIN - CARVI - SCILLE - ANIS - PERSIL - CELERI - LIVECHE - ANETH - FENOUIL - MOUTARDES - SARRIETTE - MENTHE - GRANDE CAMOMILLE - PAVOT - CIBOULETTE - CIBOULE - CORIANDRE - CERFEUIL - SCLAREE - ROSE - CHANVRE - POMME - POIRE - PRUNE - QUETSCHE - SORBIER - NEFLE - CHATAIGNE - PECHE - COING - NOISETTE - AMANDES - MURES NOIR - LAURIER SAUCE - FIGUES - NOIX - CERISES - RAISIN - MILLET - BLE (froment) - HOUBLON (parfumé et aidé à la conservation de la bière d'orge) - BETOINE - EPAUTRE - AVOINE - ORGE - SEIGLE - LENTILLE - CERISE - CYNORHODON - FRAISES DES BOIS - FRAMBOISE - OLIVE - FIGUE
Avant le repas il est d'usage de se laver les mains. L'usage de la serviette étant inexistant on s'essuie sur la nappe car il est fort grossier de se lécher les doigts ou de s'essuyer sur ses vêtements. La fourchette étant quasi inconnu en France, on a pour habitude de manger avec les doigts, la viande est prédécoupée en petits morceaux avant d'être servie, on peut alors la piquer de la pointe du couteau ou la prendre du bout des doigts. Chez les plus aisés on se lave les mains entre les mets. Pour les liquides ou les légumes on utilise la cuillère. Par contre il est fort mal vu de se moucher dans la nappe ou de remettre dans le plat un morceau déjà mâché. De même on ne crache pas à table. Faire preuve de gloutonnerie, se servir les meilleurs morceaux est également mal vu. S'essuyer la bouche avant de boire, boire par petite gorgée sans faire de bruits incongrus ni vider son verre d'un seul coup sont des signes de bonne éducation, tout comme manger la bouche fermée. De plus il faut attendre d'être invité à boire par son hôte. Il est conseillé de couper son vin avec de l'eau : on sait que Louis IX le faisait systématiquement, mais de là à dire que tout le monde faisait preuve d'une telle sagesse… Même chez les plus riches on partage souvent écuelle, couvert, verre et tranchoir avec son voisin ce qui implique des règles de politesses codifiées dès le XIIe siècle.
Si certains fruits comme les cerises ou les fraises sont mangés au début du repas, d'autres ont des utilisations particulières. Ainsi le raisin est aussi utilisé pour réaliser des sauces. Le raisin vert est utilisé pour la confection du verjus (avec entre autre des feuilles d'oseille) tandis que le raisin sec et le moût d'autres fruits à pulpes servent de produits de substitution au sucre (le sucre fort cher est plutôt réservé à la pharmacopée) au côté du miel. Pour lier les sauces on utilise ni farine, ni produits laitier (beurre ou crême) mais de la poudre d'amande, du blanc de poulet ou du riz, et plus couramment de la mie de pain (aujourd'hui on appellerait cela de la chapelure). Les techniques de cuisson des viandes sont fort variées, le but étant de restituer au mieux toute la saveur : ainsi on n'hésite pas à faire des pré-cuissons dans du vin avant de faire frire une volaille qui sera servie avec son jus de cuisson. Ledit jus de cuisson pouvant être amélioré avec des foies de volailles et des épices ! On hésite pas à mélanger du porc et du poisson, comme ce pâté de truite où l'on râpe du lard pour apporter du moelleux. En ce qui concerne les épices, on entend souvent qu'ils étaient utilisés pour masquer le goût de pourriture de la viande : tout cela est d'une stupidité affligeante. Pour le démontrer, il suffit de réaliser un hypocras en triplant les doses d'épices : après la premières gorgée le premier goût qui viendra ne donnera pas toute la puissance des épices et laissera apparaître le goût du vin, il faudra attendre quelques secondes pour sentir le « retour de flamme » lié à cet assaisonnement hors norme ! De toute manière comme nous l'avons dit la grande majorité de la population utilise les plantes locales en guise de condiment. Pour conserver la viande on la sale (surtout le porc) ou on la fume. Le four ne sert pour ainsi dire qu'à la cuisson de la pâtisserie et du pain. On utilise plus couramment le chaudron (de bronze, de cuivre et parfois de fonte fin XIIIe) la broche ou le grill dans la cheminée. Afin de rentabiliser le chaudron on peut y faire cuire plusieurs aliments simultanément dans des pots de terres cuite plongés dans l'eau. On cuit parfois les aliments ou plutôt on les réchauffe dans des récipients de terre-cuite que l'on pose près de l'âtre voir dans les braises selon le but recherché. Ces récipients sont de deux types : glaçuré ou non. Les modèles glaçurés présentent l'avantage d'être imperméables, et ont par là même une durée de vie bien supérieure aux simples terres-cuites qui se saturent rapidement en graisse en donnant un goût désagréable à la nourriture. Il semble qu'une partie des poteries non glaçurées aient été l'équivalent de boîte de conserve pour nous : en clair, elles étaient utilisées a des fins commerciales pour transporter des ingrédients. On pouvait aussi les utiliser temporairement pour réchauffer les aliments et s'en débarrasser rapidement.
Si les premiers livres de cuisines régionales datent du XIXe siècle, il est clair qu'au XIIIe chaque région et a fortiori chaque pays possède déjà ses particularités. Cette cuisine en perpétuelle évolution, toujours à la recherche de nouvelles saveurs et de nouveaux produits n'a rien à envier à celle du XXe siècle. Il est clair que rien ne remplacera l'imagination de la cuisinière ou du cuisinier. Aussi, dès l'instant que l'on utilise des produits connus à l'époque et que l'on respecte les règles dans les grandes lignes, on ne peut que se rapprocher des goûts de cette période.
-L'Ile de France médiévale, Tome 1 et 2, Somogy édition d'art.
-Odile REDON, Françoise SABBAN, Silvano SERVENTI, La gastronomie au Moyen Age, Stock.
-Jeanne BOURIN, La cuisine médiévale, Flamarion, 1983.
-Ma cuisine médiévale, Mincka, coll. Carrés Gourmands, 2004
-Viviane KIHM, Saveurs Médiévales, Cuisine Seigneuriale, 1996
L'article de Wikipedia sur la cuisine médiévale propose une bibliographie très complète pour aller plus loin sur ce sujet.